Texte | À la recherche des marais perdus, de la biologiste Christiane Hudon

Christiane Hudon, biologiste et spécialiste de l’écologie des plantes aquatiques a participé à l’atelier nomade organisé en collaboration avec La Traversée et GRIVE qui a eu lieu dans l’archipel d’Hochelaga – Territoire autochtone non-cédé (Île Sainte-Hélène, Parc de la Pointe-aux-Prairies, rivière des Milles îles) en août 2021. Son texte “À la recherche des marais perdus” a été publié dans le carnet de navigation numéro 21, Immersion dans l’univers végétal des milieux humide (La Traversée, atelier de géopoétique 2022).

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Repensant à mon expérience avec GRIVE et la Traversée (quels jolis noms!), je me replonge dans les quelques heures passées avec vous tous, en août dernier. Raconter les milieux humides à des inconnu.e.s curieux.ses d’apprendre, regarder ensemble sous la surface des eaux du marais, traduire pour vous ce que chaque plante signifie, cela revient à partager mon univers. Quel plaisir de voir s’allumer les étoiles dans vos yeux et d’explorer avec vous des idées nouvelles! C’est le joyeux souvenir d’un groupe d’êtres lumineux qui me reste, bien davantage que des lieux que nous avons fréquentés ensemble. 

Le phalaris roseau montre la sécheresse estivale d’une prairie humide qui ne l’est plus. Les phragmites envahissent le littoral et forment un mur de cannes délogeant les quenouilles. Toutes ces herbes dites mauvaises, la chicorée, le plantain, le jargeau, la fétuque et autres maigrichonnes graminées me disent la pauvreté des terres de remplissage que l’eau ne fréquente plus depuis des lunes. L’estran vaseux affiche les traces d’un étiage inhabituel. L’enchevêtrement de myriophylle et d’élodée recouvertes de périphyton mousseux et la morve verte des algues filamenteuses me racontent les excès d’éléments nutritifs, voire même le débordement d’égout par temps de pluie. Même la renouée écarlate, dans son arrogante beauté flottante, me susurre à l’oreille la déchéance du marais victime de tous les excès. Et pourtant… Chacun.e s’extasie devant la moindre brindille et la poésie d’un paysage réduit à l’ombre de lui-même. Un grand héron prend mollement son envol.  

Que dire? Ce spectacle m’attriste profondément. Seuls la pluie si douce et le rythme des avirons qui s’enfoncent dans l’eau calme parviennent à me consoler. Ce moment de grâce me ramène au grand ordre des choses. Il n’est pas de beauté plus grande, de finesse plus subtile, de complexité plus merveilleuse que celle de la Nature. Les humains ont inventé de grandes et belles choses, certes, mais aucune, aucune de ces créations n’approche la sublime machinerie de la plus modeste bactérie. Comment pourrais-je oublier la glorieuse vision d’autres marais perdus au fond de nulle part, à l’abri de la main humaine ? 

Retour sur l’île de Montréal, août 2021. Qu’avons-nous fait de toute cette beauté? Où sommes-nous rendu.e.s dans notre déconnexion citadine pour être ainsi ébloui.e.s devant de tristes marais remblayés, pollués, bafoués? C’est ma tristesse qui parle, pour faire l’aveu d’un échec. Une vie passée à décrire la beauté des milieux aquatiques et de ses créatures, à sonner l’alarme des changements climatiques, à tenter d’attirer l’attention sur les problèmes sans cesse plus grands à force de ne rien faire. Je rêve d’un fleuve auquel on aurait redonné son espace de liberté en transformant ses rives en un long parc, de Beauharnois à Québec. Je n’ai pas changé le monde, pas autant que je l’aurais souhaité en tout cas. 

Mais qui sait de quoi l’avenir sera fait? Un marais, aussi dégradé soit-il, reste néanmoins plus vibrant de diversité qu’un gazon de parc municipal, qu’un terrain de golf ou qu’un stationnement. Peut-être n’avons-nous pas le droit de baisser les bras. Peut-être suis-je trop exigeante. D’avoir partagé avec vous mon enthousiasme pour ces lieux mal aimés est déjà un pas dans la bonne direction, en espérant que le dédain envers les « miasmes paludéens » laisse un jour place à un bienveillant intérêt, voire à l’émerveillement.

Christiane Hudon

Crédit photo: André Carpentier