Publication |« Au pied d’un arbre », un texte de Domingo Cisneros.

En hommage au chant Cardenche et à la complainte du même nom

Quand les premières chaleurs sont arrivées, mon corps a commencé à se décomposer. Durant l’hiver, alors que j’étais recouvert de neige et de glace, le même loup m’a rendu visite deux fois.

La première fois, il a ouvert mon estomac, a très bien mangé puis m’a enterré à nouveau. À la deuxième visite, il a commencé par le nez et les oreilles, puis il est descendu jusqu’au cou. C’était une louve, elle paraissait enceinte. Cela m’a rempli de fierté et de satisfaction. Entre chaque bouchée, elle me léchait avec amour et respect. Mais un jour, elle n’est plus revenue, alors que j’attendais sa troisième visite.

Avec le dégel sont arrivés les oiseaux et les insectes. Et à l’intérieur, les vers. Les corbeaux étaient les plus drôles et les plus rusés car, en plus de me manger, ils ont pris goût aux vers et aux insectes. Tout ce remue-ménage, à l’extérieur comme à l’intérieur de moi, m’a provoqué bien des sourires et, en même temps, de l’intérêt, car j’ai toujours été curieux.

J’avais bien choisi l’endroit, il y a longtemps. C’était une grande prairie qui s’inclinait en pente. Couché sur le dos, je pouvais contempler les montagnes verdoyantes au loin. Et la nuit, le firmament occupait tout, comme s’il était juste au-dessus. L’emplacement exact se situait sous une épinette que j’appelais Le Grand Père, car il était très âgé. Très fort et très beau. Chaque année, il me donnait des aiguilles, des cônes et des bourgeons, ce qui me ravissait. Ainsi, mourir sous lui était un privilège.

Je l’avais choisi comme symbole d’une passerelle entre ici et l’au-delà. Allongé confortablement sous son magnifique ramage, enveloppé de son parfum exquis, au moment exact de mon dernier souffle, paf ! mon âme s’élèverait vers la cime du Grand Père et de là, transformée en vapeur, elle se dissiperait comme le pollen dans le vent. Désormais, elle serait partout, diluée dans l’air, invisible, respirée par tout ce qui vit.

Ma vie a été simple, et longue. Toujours la forêt. Je n’en suis jamais parti. Je n’aime pas vivre dans les villages, ni le long des routes qui y mènent, ni sur les terres agricoles. Toujours la forêt.

J’ai détesté les inopportuns, le bruit, les moteurs. Je n’ai jamais accepté d’aller à l’hôpital. Je me suis toujours guéri. Je n’ai pas voulu quitter ma forêt en montagne. Les enfants se sont moqués de moi. Ils m’ont appelé l’Anachorète, le Fou de la Colline, l’Ermite. D’autres m’ont accusé d’être un sorcier. Ou de vivre seul pour cacher un passé criminel. Ou d’être un Narco. Ils racontaient que je faisais pousser des champignons et des herbes hallucinogènes.

Mais au fil des ans, les choses ont changé. Les anciens sont morts, les enfants ont vieilli, les jeunes sont partis en ville, et un nouveau style de personnes est arrivé, ils étaient jeunes et différents. Ils m’ont bien traité. Ils disaient que j’étais un chaman. Ils voulaient apprendre de moi. Si au début, c’était bien gentil, rapidement c’est devenu un cauchemar, car ils fichaient en l’air ma solitude. Je me suis senti envahi, dépossédé. Cela m’a fait très peur. C’est pourquoi j’ai décidé de m’enfoncer plus loin en forêt. Le travail a été colossal. Recommencer un nouvel habitat, sans être repéré depuis les airs, ni facilement accessible par voie terrestre ou par la rivière.

Et cet endroit, c’est ici. Le Grand Père abrite le peu qui reste de moi. Déjà, un ours s’est chargé de mes fesses et de mes cuisses, et les coyotes, de mes bras et de mes jambes. Ensuite, les jours de pluie et de vent, qui m’ont nettoyé. Et les papillons ! Ah, comme dans un rêve. La richesse d’être mangé par eux. Une expérience inoubliable.

Plus tard, me voici maintenant devenu ossements. Un orignal errant écrase, par accident, mon crâne. Et à cet instant précis, j’ai commencé à penser à Maria, mon unique amour. La seule femme que j’ai connue comme femme. Avec elle, j’ai perdu ma virginité, à l’âge de soixante ans. Quelle belle expérience. Un moment d’enchantement. Le plus heureux de ma triste vie. Mais ça n’a pas duré longtemps. Maria ne pouvait pas supporter la solitude. Pourtant, ici même, là où je suis étendu, elle s’est retrouvée tant de fois à mes côtés, en dessous, par-dessus, sur le flanc.

Et la journée est belle, chaude et ensoleillée. Alors j’en profite. Je sors de ma cabane en m’appuyant sur deux bâtons, avec le peu d’énergie qui me reste, et je me dirige, en boitant, vers le Grand Père.

Ici, les pieds tournés vers le coucher du soleil, je m’allonge pour attendre la Mort, qui s’est avérée être une Dame très imposante, mais pleine d’humour. Comme Maria. C’est pour cela que, depuis le début, nous nous sommes bien entendus. Jusqu’à maintenant.

Me voici heureux. Enfin, je ne suis plus moi. Je suis tous, pour toujours.

Traduction de l’espagnol (Mexique) : Antoinette de Robien